mardi 9 octobre 2012

L'éducation viscérale d'un boucher


C'est la première fois de ma vie que j'achète un roman taggé "rentrée littéraire". Je n'y peux rien, j'ai été formatée à coups de ce que l'institution universitaire appelle "les classiques", tellement formatée que j'ai beaucoup de mal à en sortir. J'ai ce sentiment étrange d'une interdiction inviolable : tant que je ne maîtrise pas tous les classiques, je n'ai pas le "droit" de m'aventurer hors des sentiers battus, dans la jungle du proche contemporain, où la médiocrité la plus déplorable côtoie certainement les génies incompris du siècle. Au fond, c'est une peur : la peur de me retrouver seule juge face à un texte que "ceux qui savent" n'ont pas encore évalué. Seule, sans la grande famille des critiques universitaires pour me guider, m'ouvrir les yeux sur les trésors cachés des textes. Seule, donc, face à mes incompréhensions, mes contre-sens, mon axiologie incertaine. Seule face au monstre engendré par ma lecture.

Je me suis lancée malgré tout, après avoir découvert au détour d'un sujet sur végéweb un article sur Comme une Bête, dernière publication de Joy Sorman. Le sujet, évidemment, m'interpelle : c'est l'histoire d'un boucher. Mais là où une banale affaire de boucher meurtrier m'aurait laissée indifférente, le fait que l'auteure affirme s'être largement renseignée sur les rapports entre "l'animal et l'homme" (y compris auprès de Derrida) m'a vivement intéressée. Allai-je enfin découvrir une littérature véritablement antispéciste ? On écrit beaucoup sur les animaux non-humains : philosophie, histoire, ethologie, biologie... Il n'y a finalement qu'en littérature, dans les textes de fiction, qu'ils restent largement cantonnés à des clichés indécrottables, occultés derrière un usage purement anthropomorphique. C'est donc avec enthousiasme que j'ai acheté le roman de Joy Sorman, confortée dans mon choix par la rassurante édition Blanche de Gallimard ornée du prestigieux logo de la Nouvelle Revue Française.

Les 176 pages se lisent rapidement (ce qui n'est pas forcément bon signe). Le langage est simple, sauf, bien sûr, tout le lexique de la boucherie avec ses divers couteaux et les quantités d'appellations différentes qui désignent des parties bien précises des bêtes. Ce roman se veut description, à peu près objective, du métier de boucher. Dans l'article de présentation, c'était ce qui m'avait intéressée : l'auteure ne cherche pas à faire du psychologique, à centrer son histoire sur un personnage. Cette façon d'écrire m'a fait penser au Nouveau Roman, mouvement littéraire que j'affectionne particulièrement. Mais ne pas verser dans le psychologique ne signifie pas vider son texte de toute possibilité de faire sens. En l'occurrence, je n'ai pas eu grand chose d'autre qu'un terrible sentiment de platitude. De la description niveau 1 en quelques sortes, objective, scientifique, vide. Les mots s'enchaînent, on m'annonce une suite d'objets mais à aucun moment la description ne prend vie pour venir se peindre devant mes yeux, vivace et obsédante, comme dans une description de Claude Simon. L'auteure ne prend pas la peine de s'attarder sur les choses ou les êtres pour leur donner vie, elle se contente de les annoncer platement.  Les analogies sont rares et un peu faibles (ainsi, les cadavres qui se balancent comme des pendus). Prenons un exemple chez un auteur reconnu et chez Sorman. Voici une description de vache chez Claude Simon, dans Triptyque :

"Poussant des cris rauques, d'une voix de charretier qui jure avec sa taille, il pique de son ardillon la croupe de la vache attardée qui prend un trot maladroit. Tandis qu'elle s'éloigne, on peut voir ses pis roses ballotter lourdement, comme des cloches, apparaissant alternativement de part et d'autre des jarrets cagneux couverts d'une couche d'excréments marron foncé, presque noire, et craquelée. [...] Une cloche au son creux tinte à chacun des pas de l'une des vaches, accrochée sous son cou par un large collier de cuir. L'une après l'autre, les os de leurs bassins saillant tour à tour avec raideur, elles défilent sans hâte [...]. Parfois l'une d'elles s'arrête, arrache une touffe d'herbe au flanc du talus, puis reprend son chemin. Des tiges vertes dépassent de chaque côté de sa bouche dont la mâchoire inférieure va et vient de droite à gauche."

J'ai souligné tout ce qui n'est pas indispensable à l'information mais apporte une valeur purement littéraire au texte : les caractérisants. On peut considérer, grossièrement, que plus un texte est chargé de caractérisants, plus il est littéraire. La vache de Claude Simon se présente à moi dans toute sa pure splendeur de vache, splendeur résidant précisément dans ces infimes détails parfaitement pertinents que Simon isole et passe à la loupe de son écriture. On frôle le naturalisme tellement l'image est vraie tout en restant dénuée de psychologique, de réelle subjectivité. La vache de Claude Simon, elle vit en moi quand je la lis. 

Par Tambako the Jaguar

Voici une description de vache chez Sorman :

"La vache se nomme Culotte, elle mesure 1,50 m au garrot et pèse 800 kg. Sa robe blanche est mouchetée de brun, le tour des yeux et du mufle est coloré, son museau est court, son front large et déprimé entre les deux yeux. Son pelage est un peu plus épais au cou et aux attaches."

J'ai beaucoup de mal à trouver ne serait-ce qu'un seul caractérisant dans ce passage. Il n'y a que des attributs du verbe, autrement dit des éléments indispensables à la phrase, que l'on ne peut supprimer. C'est une description scientifique, concise, précise, froide, morte. Un article sur le livre parle de néonaturalisme, moi je parlerai d'absence d'intérêt littéraire. La vache de Sorman, elle est déjà morte avant même de passer à l’abattoir. En l'occurrence, on pourrait croire que c'est signifiant, vu que c'est précisément le thème du livre (et donc la littérature ne parlant soi-disant toujours que d'elle-même, si le livre parle de boucherie l'écriture est forcément morte et froide). Mouais. J'ai un doute, puisqu'en l'occurrence la vache décrite est celle dont le boucher est sensé se prendre d'affection. L'auteure affirme qu'elle a cherché à faire sentir ce paradoxe du boucher, du carnivore qui aime les bêtes. Comment faire sentir cet amour pour l'animal vivant sans faire de description vivante ?

Je ne vais pas entamer une vaste analyse stylistique du bouquin, mais d'un point de vue littéraire, en un mot comme en cent, j'ai trouvé le texte plat, en raison du caractère scientifique et absolument pas littéraire de la majorité des descriptions. Je suis moi-même restée à peu près froide devant l'accumulation des scènes d'abattage et de découpage des bêtes. Joy Sorman l'affirme, elle n'a pas cherché à faire un livre "gore" ou "choquant", elle n'a pas voulu "dégoûter" ni "témoigner de la violence de la viande", mais simplement interroger ce paradoxe du carnivore qui se sent proche des animaux (source). Ce thème, Sorman l'effleure en effet dans son texte, à travers les fantasmes et les lectures du personnage, mais cette proximité avec l'animal réside dans la chair, pas dans la sensibilité ou l'intériorité. Concrètement, l'animal non-humain reste toujours la victime, désignée d'avance, dont la mort est justifiée à plusieurs reprises dans le texte : il faut nourrir le monde. L'animal meurt proprement, rapidement et est découpé dans les règles de l'art. La froideur scientifique des descriptions va de pair avec le discours pseudo-scientifique sur la viande. On nous martèle qu'aujourd'hui on tue "humainement" les bêtes et le texte de Sorman en témoigne : tout est propre, froid, mécanique, hygiénique. 

"Pim sursaute sous l'effet de la détonation : l'animal est anesthésié par un coup de pistolet à projectile captif tiré dans le front, au point le plus meuble du crâne, au croisement de deux lignes que trace mentalement le tireur sur la tête de l'animal. Afin que la vache tombe correctement, il l'incite à se tenir appuyée sur la bonne patte, le cou de la bête se déjette en arrière, elle tombe sur les cornes puis le poitrail et enfin le flanc droit. Le tueur presse son doigt sur l'oeil de l'animal pour vérifier que la paupière reste immobile, preuve de son étourdissement. Puis la bête insensibilisée est suspendue, la carcasse entame sa ronde."

Tout se passe bien dans le meilleur des mondes, proprement et rapidement, presque au présent gnomique (présent de vérité générale). Cette facilité de la mort en devient presque invraisemblable lorsque le boucher se met en tête de chasser de la vache pseudo-sauvage : on peut tuer à distance une bête de 800 kilos d'une seule balle de "carabine semi-automatique Browning", vraiment ? Une seule balle, et l'énorme bestiole "se raidit puis s'écroule de tout son poids sur le flanc droit, pattes molles", tout simplement. Ça n'a pas l'air si grave que ça la mort, après tout. Propre et rapide, même à coups de carabine. Un végane sentimental ne verserait pas une larme. Comparons avec la mort du lapin chez Simon dans Triptyque :

"[Au bout de son bras] pend un lapin au pelage gris perle tenu par les oreilles, tantôt parfaitement immobile, tantôt agité de soubresauts et de coups de reins impuissants. [...] [La vieille femme] est maintenant en train d'attacher le lapin par les pattes arrière, la tête en bas, à la basse branche d'un prunier. De temps à autre l'animal donne encore des coups de reins saccadés ou tord son corps sur le côté, puis il renonce et le corps inerte continue à se balancer. [...] Par instants le corps du lapin ondule encore sous l'effet de coups de reins, mais plus faibles, comme sans conviction. La femme élève la bûche qu'elle tient à bout de bras et l'abaisse d'un coup sec sur la nuque de l'animal. Sans doute le coup était-il mal ajusté car le corps du lapin est agité d'un brusque soubresaut et se tord en arc de cercle. Arrêtant de son autre main les oscillations, la vieille frappe une seconde fois. Le corps du lapin devient inerte et les périodes d'oscillation du balancement provoqué par le coup se font de plus en plus courtes. La vieille femme abat une troisième fois la bûche au même endroit, puis la jette au pied de l'arbre."
Lapin de garenne mort avec gibecière, poire à poudre,  une grive et une alouette de Baptiste Simeon Chardin

Chez Simon, on n'échappe pas à la vision de la mort comme processus, la mort dans toute sa réalité. Au contraire, elle est étalée devant nos yeux comme un véritable combat contre la vigueur de la vie. On ne nous épargne pas non plus l'intériorité de l'animal, suggérée par les mots que j'ai soulignés. Alors que dans Comme une bête de Sorman, la seule manière de passer de l'autre côté de l'animal ce n'est pas de se poser la question de son intériorité, mais de le dépecer. La seule analogie qui se réalise entre l'animal non-humain et l'humain chez Sorman, c'est qu'ils sont tous les deux constitués de chair. Il y a pourtant bien une scène où le regard animal interroge le boucher ; Derrida affirmait : "L'animal nous regarde et nous sommes nus devant lui. Et penser commence peut-être là.". "Que se passe-t-il dans cette grosse tête la vache ?" demande le boucher qu'une vache dévisage. Mais la vache reste muette : "Il ne te manque que la parole mais elle te manque totalement la vache" ; ceux qui n'ont pas la parole sont ainsi destinés à rester des victimes, et le fait que nous soyons des êtres de chair est la seule chose qui nous rapproche des animaux d'élevage ; un constat sans grandes conséquences. "Je crois que si tu parlais tu m'engueulerais", mais elle ne l'engueule pas : qui ne dit mot consent.

Sorman revendique avoir lu entre autres Elisabeth de Fontenay, Dominique Lestel, Jocelyne Porcher, Jonathan Safran Foer, noms bien connus de ceux qui s'intéressent à l'éthique animale. Et le texte est en effet parsemé de bribes de réflexions qui partent un peu dans tous les sens, se voulant peut-être le point de départ d'une réflexion par la suite plus poussée chez le lecteur. Je garde le sentiment que l'auteure a difficilement essayé de mêler philosophie et littérature, sans parvenir à réaliser correctement ni l'un ni l'autre. C'est toute la difficulté de la notion de roman engagé, or le roman de Sorman n'est que semi-engagé puisqu'il ose à peine poser les questions et ne s'aventure jamais sur le terrain glissant de la sensibilité animale, de la sentience. Peut-être l'auteure aurait-elle dû se cantonner à son premier projet, qui n'était pas de faire un roman : "Quand j'ai commencé à écrire, j'étais dans une veine très documentaire, dans la continuité de mes précédents livres, très axés sur le métier, ses techniques, son vocabulaire" (source). N'y a-t-il pas une sorte d'incompatibilité fondamentale entre la froideur, la scientificité d'un vocabulaire technique et la volonté de faire réfléchir sur un sujet aussi vivant que le rapport entre l'homme et l'animal ?

Il est certain en tout cas que l'on ne sort pas dégoûté de la lecture de Comme une bête, c'est même le contraire. L'auteure l'affirme : "Les carnivores qui l'ont lu m'ont dit en le refermant que ça leur avait donné encore plus envie de manger une côte de boeuf", et je comprends parfaitement que le livre puisse avoir cet effet. Le boucher de Sorman est l'artisan parfait : amour du métier, rapidité, hygiène, conscience des dangers d'une viande avariée, découpe parfaite, choix des meilleurs morceaux pour sa clientèle. Pim, c'est le "chevalier de la viande", puissant, noble et valeureux. On a presque envie de dire merci à ces travailleurs de la chair qui nous épargnent la vue des carcasses et ont le bon goût d'esthétiser la viande : cachez-moi ce nerf que je ne saurais voir, ficelez-moi bien ce rôti, et surtout, surtout, faites-moi bien oublier d'où il vient. 

"Le gras, c'est la vie !" - Karadoc, chevalier viandard


"Alors après quand on est végétarien et qu'on ne supporte pas de description de la chair, du sang, des parties anatomiques on peut être peut-être un peu dérangé" affirme Sorman. Sauf que Sorman n'a visiblement pas compris qu'il ne suffit pas de citer pour décrire : que l'on me dise "tendon, sang, muscle, nerf" ne me fait rien. Ce sont des mots sans le moindre relief et je peux parfaitement les lire sans me prendre en pleine tronche des images dégueulasses de cadavres sanguinolents. Le gore est dans le détail de l'image, pas dans le mot. Un bel exemple (devinez chez qui ?...) :

"Armée de nouveau de son couteau dont la pointe de la lame dépasse seule de son poing fermé, la vieille à tête de chien arrache d'un geste rapide du poignet l'un des yeux du lapin. En même temps sa main gauche tend au-dessous de l'orbite évidée un bol au bord ébréché. Les gouttes de sang, d'abord espacées, puis se précipitant, s'écrasent en larges pastilles rouge vif sur la paroi concave de faïence d'un gris jaunâtre couverte d'un réseau de fines craquelures. Glissant vers le fond les gouttes de sang s'étirent en ovales, se font plus serrées, et bientôt un filet vertical relie l'orbite vide au bol où le niveau du sang recueilli s'élève peu à peu."

Même si le mot "sang" est répété trois fois, ce n'est absolument pas lui qui fait naître le malaise, mais la description minutieuse de la texture, du flot qui coule. Le problème ce n'est pas la présence de sang : le problème c'est qu'il soit en train de sortir, de quitter un corps, de couler de plus en plus vite. Sorman ne s'attarde pas sur ce genre de considération. Du sang, dans son livre, il y en a, mais ce n'est rien de plus qu'un mot. 

Dans l'ensemble je dirais que ce livre est assez fade. La recherche documentaire sur le monde de la boucherie et de la viande est flagrante, certainement juste, mais pas franchement littéraire, à peine mise en forme. Le récit est parsemé de petites anecdotes ou de petits récits sur la viande, sans rapport direct avec l'histoire ; un recueil de curiosités viandardes en quelques sortes, s'ajoutant à la curiosité que constitue ce boucher un peu obsédé par son métier. Pour un peu je dirais presque que ce livre est divertissant. Mais il ne me semble pas parvenir à mettre en place une réelle réflexion sur la viande, il n'est même pas dérangeant. Bien plus, il contribue pratiquement à légitimer l'abattage des animaux ("il faut nourrir le monde"), en ajoutant à peine une notion de respect, d'admiration pour ces bêtes qui "se sacrifient" pour nous, des "volontaires obligés" en quelque sorte. Après l'avoir lu et être restée froide, j'ai d'abord pensé que c'était parce que j'étais végane et que ne participant pas à ce massacre je ne me sentais pas concernée ; mais les témoignages de personnes à qui ce livre a donné envie de manger de la viande sont nombreux, et compréhensibles au vu de la teneur du texte. Sans parler du sujet du récit, je n'ai pas trouvé non plus que le texte avait une valeur littéraire particulière. Il y a bien au milieu du livre une reprise de l'Education Sentimentale de Flaubert, intéressante mais sans grande subtilité et qui n'entraîne pas vraiment de système de signifiance. 

"Il voyagea, quitta la Bretagne.
Il connut la mélancolie des grossistes au petit matin, les froids réveils des frigos à viande, l'étourdissement du travail et du hachoir, l'amertume du sang au goût de mercure.
Il vint ouvrir sa boucherie à Paris.
"

Voici le célèbre original :

"Il voyagea.
Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l'étourdissement des paysages et des ruines, l'amertume des sympathies interrompues.
Il revint.
"

A part pour la beauté du geste et le plaisir de retrouver cette célébrissime ellipse, je ne trouve pas de parallèle particulier entre Frédéric Moreau, jeune homme qui a le malheur de n'être jamais à la hauteur de ses ambitions, et Pim, boucher qui atteint le sommet de son art. Une invitation à retourner lire mes classiques, peut-être...

lundi 6 août 2012

Les petits plats dans les grandes idées...

Parce qu'il n'y a pas que la nourriture de l'esprit, et que le véganisme c'est aussi très concret.
Crème de courgettes
Raïta concombre et tomate

Roulés à la chocolinette

Quinoa aux petits légumes

Green Pizz' à la crème de petits pois

Banane flambée chocolatée, éclats de spéculoos

Glace vanille, chocolat et spéculoos

Burger de haricots rouges

Gâteau renversé à l'ananas, glace framboise

Crudités, réduction de vinaigre balsamique aux échalotes

Salade variée, poivrons, avocat, tofu lactofermenté, graines de courge, cumin, coriandre...

Pâtes fraîches maison aux poireaux et petits pois

Apfelstrudel

Makis avocat, concombre et poivron

Seitan bourguignon

Gâteau glacé aux myrtilles

Poires belle-hélène


Marionnettistes


L'autre jour, à Compiègne, on a fait danser des bêtes.

Leur énorme corps de force brute entièrement contraint par de petites mains et de petits pieds d'acier. Immobiles, haussés sur leur trône de chair vivante, leurs subtils mouvements crispés de pudeur, laissant croire que leur esprit seul tient les rênes. Illusionnistes.

La nuque arquée à l'extrême, muscles tendus, prêts à servir. Asservi, chaque tendon, comme un simple fil, tiré à leur gré. Marionnettistes.

Puissance endormie, corps soumis, rigide d'obéissance. L'animal n'est pas une machine, soit ; qu'il en devienne une. Caprice.

Airs de fête, notes enjouées, rythme caracolant. Eh bien : dansez, maintenant !

Mécanisme rouillé, mal huilé, qui peine à tenir la cadence d'un rythme mortellement uniforme, monotone et lent, d'une régularité froide. Rythme ancestral, repère du monde des hommes, cadence de leur coeur, structure de leur espace. Rythme imposé à un corps incapable de se fixer sur nos invariables et éternels repères, corps façonné pour l'impulsif, l'imprévu, le doux chaos des cahots d'une vie sans impératifs.

Pas de deux. Pas de trois. Pas de quatre. Pas un seul pas délié de la main gantée qui ordonne. Flexion exagérée, tendue, pliée, démarche saccadée, selon son bon vouloir. Tournez, manège !

L'être cheval devient son propre concept, tiré dans l'abstrait par l'ombre dominatrice. Sa marche, jambe projetée vers l'avant, devient militaire ; son galop, ralenti à l'extrême, devient rêve, fiction et parade ; sa silhouette, nuque courbée, tête baissée, rappelle une féminine humilité. Et que cet être fait pour vagabonder marche sur place, absurdité suprême, ne choque plus personne. L'être cheval n'en est plus un. Automate au rouage volontairement brisé. Marionnette. Danse insensée, grotesque et vaniteuse. Il ne lui reste plus guère que sa queue, fouet devenu apprêt, pour témoigner d'un semblant de spontanéité.

Une seule envie : couper les fils et que les chaînes se brisent, marionnette rendue à la vie, la vraie, celle pour laquelle des millénaires l'ont façonnée. Et le grand galop libéré qui s'enfuit, et qui fait bien. Insoumis, loin de la vue de ceux qui ne voient dans sa liberté qu'une provocation. Quelle honte que de priver les autres de ce que l'on ne parvient pas à atteindre soi-même !

Sommes-nous encore à l'époque où maîtriser le corps d'autrui était une gloire ? Cette pulsion dominatrice exprime-t-elle notre liberté ou son entrave ? La ruse qui prime sur la force brute, est-ce là notre honneur ? Asservir le vivant, est-ce là notre fin ? Ou sa cause ?

Pourquoi aller chercher le défi dans le corps des autres lorsqu'il réside déjà dans le nôtre propre, qui peut tant exprimer ?


Mais personne ne voit et les mains, aveugles, applaudissent tandis que les larmes, amères, sèchent en silence avant même d'avoir coulé.


mercredi 4 janvier 2012

Jacques Derrida - L'Animal que donc je suis 3/3

La guerre sacrificielle contre l'animal comme moyen de constitution de l'humanité... jusqu'à aujourd'hui ?

Selon Derrida, "le cartésianisme appartient, sous cette indifférence mécaniste, à la tradition judéo-christiano-islamique d'une guerre contre l'animal, d'une guerre sacrificielle aussi vieille que la Genèse" (p.140) [...] "cette violence ou cette guerre ont été, jusqu'ici, constitutives du projet ou de la possibilité même d'un savoir technoscientifique dans le processus d’humanisation ou d'appropriation de l'homme par l'homme, y compris dans ses formes éthiques ou religieuses les plus élevées" [...] "Aucune noblesse éthique ou sentimentale ne doit nous dissimuler cette violence". Notez-bien le "jusqu'ici", qui semble sous-entendre qu'une sortie de cette guerre contre l'animal est un avenir possible pour l'homme dès aujourd'hui. Je regrette d'ailleurs que certains philosophes d'aujourd'hui semblent omettre de remarquer ce détail, et se permettent dès lors de résumer la pensée de Derrida à l'idée que "le sacrifice (notamment carnivore) de l’animal possède une fonction cardinale dans le procès par lequel l’homme s’auto-assigne une subjectivité qui le distingue de l’animal, et [que] la distinction entre l’homme comme être vivant politique et l’animal comme être vivant a-politique se situe à l’origine de l’État moderne." (Source : Philosophie n°112, Editions de Minuit). Encore une tentative grossière pour justifier la consommation de produits animaux, alors que tout le discours de Derrida montre bien qu'il cherche à souligner les problèmes d'une telle pratique... Peut-on vraiment oser affirmer que le massacre des animaux est ce qui nous permet d'avoir une subjectivité et un système politique ? Je veux bien comprendre qu'il puisse y avoir certains liens, mais certainement pas qu'ils soient indispensables. J'espère que c'est simplement le résumé qui ne fait pas honneur à l'article qui se trouve dans Philosophie, que j'espère pouvoir lire prochainement, et qui a été écrit par un certain Patrick Llored qui semble, par ailleurs, très sensible à la cause animale et partisan du véganisme.

"Cette haine belliqueuse au nom des droits de l'homme, en somme, loin de soustraire l'homme à l'animalité au-dessus de laquelle il prétend s'élever, confirme qu'il y a là une sorte de guerre entre les espèces. Et que l'homme de la raison pratique reste bestial dans son agressivité défensive et répressive, dans son exploitation de l'animal à mort" p.141

Un parallèle avec le génocide juif ?

Derrida cite Adorno : "pour un système idéaliste [comme le système de Kant et de Descartes], les animaux jouent virtuellement le même rôle que les Juifs pour un système fasciste. [...] Et ce fascisme commence quand on insulte un animal, voire l'animal dans l'homme." (p.143) Insulter un homme d'animal impliquerait qu'animal est une insulte. Or l'animalité de l'homme est un tabou. Il y a une haine du kantien pour cette animalité.

Derrida cite également Elisabeth de Fontenay dans La raison du plus fort, où elle parle des penseurs juifs de l'éthique animale (Peter Singer notamment) : "des victimes de catastrophes historiques ont en effet pressenti dans les animaux d'autres victimes, comparables jusqu'à un certain point à eux-mêmes et aux leurs." (p.145)

On notera malgré tout le caractère frileux de la manière dont Derrida propose de penser un parallèle entre le génocide juif et l'exploitation animale massive : il se cache derrière des citations d'autres auteurs.

Vers une nouvelle manière de penser les animaux dans la philosophie occidentale

Derrida dénonce le postulat du système philosophique idéaliste :
"Ce soi-disant "humanisme rationaliste" se presse d'enfermer et de délimiter aussi bien le concept d'homme que celui de raison"[...]
"Le simplisme, la méconnaissance, la dénégation violente que nous analysons en ce moment me paraissent aussi des trahisons à l'égard de possibilités humaines refoulées, d'autres pouvoirs de la raison, d'une logique argumentative plus compréhensive, d'une responsabilité plus exigeante quant au pouvoir questionnant et quant à la réponse, aussi bien au regard de la science - et par exemple, ce n'est qu'un exemple, au regard des savoirs zoologiques ou éthologiques les plus ouverts et les plus critiques." p.146
Derrida appelle donc à raisonner d'une manière différente et nouvelle au sujet des animaux et de l'homme.

La justice envers l'animal comme racine de toute justice humaine ?

Derrida montre que même Lévinas, dans sa réflexion sur la notion de justice, omet la question de l'animal, qui pourtant pourrait y être d'une grande utilité. Les animaux étant radicalement "autres" par rapport aux êtres humains, la compassion que nous éprouvons pour eux malgré leur différence pourrait être un tremplin vers la nécessité de justice entre tous les hommes  : 
"On pourrait imaginer que l'animal, l'autre-animal, l'autre comme animal, occupe, entre les hommes et les visages de ceux qui se regardent comme des frères ou des prochains, la place du tiers, et donc du premier appel à la justice." Mais Lévinas ne le dit pas ainsi, et s'arrête à la frontière humaine... p.155
"Cet au-delà des partenaires, donc du duel spéculaire ou imaginaire, ne doit-il pas, pour rompre avec l'image et avec le semblable, se situer au moins dans un lieu d'altérité assez radicale pour qu'on doive y rompre avec toute identification d'une image de soi, avec tout vivant semblable, et donc avec toute fraternité ou toute proximité humaine, avec toute humanité ?" p.181 Autrement dit pour être sûr d'inclure toute l'humanité, tout ce qui semble humain dans notre notion de justice, il faut commencer par appliquer cette justice envers ce qui est radicalement différent de l'humain, les animaux.
Derrida fait aussi remarquer que lors d'une conférence, face à la question "l'animal a-t-il un visage ?" (au sens de "visage" très spécifique à Lévinas), Lévinas a avoué qu'il ne pouvait pas répondre, parce qu'il ne savait pas, n'avait pas pris le temps de réfléchir à la question. Un aveu d'échec qui en dit long.

Conclusion

En résumé, voici les grandes lignes que l'on peut retenir de la pensée derridienne à l'égard des animaux :
"Il s'agit aussi de se demander si ce qui s'appelle l'homme a le droit d'attribuer en toute rigueur à l'homme, de s'attribuer, donc, ce qu'il refuse à l'animal, et s'il en a jamais le concept pur, rigoureux, indivisible en tant que tel." p.185-186 Autrement dit, toujours nous demander si notre justification de l'utilisation animale n'est pas seulement basée sur des postulats, des notions qui ne sont pas démontrées rigoureusement.
"Au lieu de simplement rendre la parole à l'animal, ou donner à l'animal ce dont l'homme le prive en quelque sorte, marquer que l'homme en est aussi, d'une certaine manière, "privé", privation qui n'est pas une privation, et qu'il n'y a pas de "en tant que tel" pur et simple." p.219 Autrement dit, toujours se demander s'il y a réellement des différences structurelles entre le comportement des animaux et celui des hommes. Ce qui nous dirige dans nos actions, est-ce vraiment si différent de ce qui dirige les actions des animaux ? Si oui, notre manière d'agir est-elle vraiment plus efficace que celle des animaux ?
On retrouve donc dans la pensée de Derrida de nombreux éléments qui semblent aller dans le sens du véganisme. On peut malgré tout regretter qu'à aucun moment le philosophe ne parle de ce genre de mesure concrète qui serait l'application de son discours. Derrida semble même avoir une vision négative du végétarisme ou du mouvement pour les "droits des animaux". Il affirme en effet, en parlant de la domination que l'homme exerce sur les animaux :
"Et cette domination s'exerce aussi bien dans la violence infinie, voire dans le tort sans fond que nous infligeons aux animaux, que dans les formes de protestation qui partagent au fond les axiomes, les concepts fondateurs au nom desquels s'exerce cette violence, même quand elles s'orientent vers une Déclaration des droits de l'animal ou une culture écologique ou végétarienne dont l'histoire est déjà si riche et si ancienne."
Comment comprendre cette accusation ? Comment Derrida peut-il voir la "Déclaration des droits de l'animal" et le végétarisme comme des formes de domination ? Peut-être a-t-il remarqué, comme tous les véganes, que la Déclaration ne vise pas à abolir l'utilisation animale, mais seulement à la réglementer (bons traitements, mort indolore, soins des animaux de compagnie et "respect" des animaux de loisir). Peut-être sait-il également que le végétarisme ne va pas assez loin (utilisation des animaux pour les produits laitiers, les oeufs, le cuir, la laine...). On peut dès lors se demander : Qu'aurait pensé Derrida du véganisme ? Pourquoi ne le mentionne-t-il pas alors qu'il me semble que son discours y mène tout droit ? Il est malheureux de constater qu'apparemment, la société actuelle est tellement embourbée dans l'utilisation animale que Derrida lui-même n'est pas parvenu à pousser sa réflexion jusque là, peut-être à cause d'un manque d'information sur le sujet, ce qui donne dès lors le sentiment à ses lecteurs qu'aucune solution concrète n'est possible. Espérons que le mouvement végane parvienne à mettre largement en avant ces solutions.

Jacques Derrida - L'Animal que donc je suis 2/3

L'animal comme manque ?

Derrida s'efforcer de réfuter la plupart des raisonnements au sujet de l'animal des philosophes majeurs qui l'ont précédé depuis Descartes. Il affirme d'ailleurs :
"On ne comprend un philosophe qu'à bien entendre ce qu'il entend démontrer, et en vérité échoue à démontrer, de la limite entre l'homme et l'animal." p.147  
Derrida fait intervenir la question complexe d'un manque chez l'animal, qui, selon pratiquement tous les philosophes depuis Descartes, le caractériserait comme animal en opposition à l'humain. Voici les critères selon lesquels on pourrait, selon ces philosophes, distinguer un homme d'un animal :
"1) la non-réponse, l'incapacité à répondre, à répondre à nos questions, donc à entendre nos points d'interrogation ; 2) un manque, un défaut ou un déficit général, une déficience non spécifiée, sauf à dire que c'est un manque incommensurable au manque, à tous les manques, à toutes les déficiences ou pauvretés, à toutes les privations dont nous pouvons être affectés, même en cas de débilité ou de folie. Ce dont manque l'animal, dans sa perfection même, son défaut, est incommensurable à ce dont manque l'imperfection humaine qui tire de ce manque, de ce défaut incomparable, sa supériorité." p.116
En d'autres termes, ce qui manquerait d'emblée à l'animal selon ces philosophes (bien que personne n'arrive précisément à le définir) ne pourrait en aucune circonstance manquer à un humain, même à l'humain le plus déficient, stupide, affaibli, etc. C'est sur cette hypothèse non démontrée, basée sur un postulat, d'un manque chez l'animal que l'homme fonde sa supériorité.

Selon de nombreux philosophes, il manquerait également à l'animal la capacité de vraiment répondre quand on lui pose une question (le questionnement étant pris au sens large, pas seulement par la parole, mais aussi par le comportement par exemple ; disons, de manière générale, que toute tentative d'interaction avec un animal est une forme de questionnement qu'on lui adresse - un animal réagit-il vraiment de manière spécifique au signe précis qu'on lui fait, ou n'est-ce, par exemple, que son instinct qui réagit à un type de signe prédéterminé dans ses gênes ? En gros, l'animal n'est-il qu'une machine ?). Derrida tente de montrer de toute manière, tout comportement qui marque, par exemple, l'accord ou le désaccord de l'animal face à notre tentative d'interaction, constitue de toute façon une forme de réponse, qu'elle est pratiquement toujours appropriée et qu'il n'y a pas de raison de chercher plus loin. Par exemple, qu'un animal s'enfuie à l'approche d'un humain, n'est-ce pas la réponse la plus appropriée qu'il pourrait donner, vu notre propension à lui faire du mal ?  "Si on lie le concept de l'animal, comme ils le font tous, de Descartes à Heidegger, de Kant à Lévinas et à Lacan, à la double impossibilité, à la double incapacité de la question réponse, est-ce qu'alors le "moment", l'instance, la possibilité de la Zusage (acquiescement, affirmation, accord, etc.) appartient à une "expérience" du langage dont on peut dire que, même si elle n'est pas "animale" en elle-même, l'"animal" ne saurait en être privé ?" note p.62

L'ombre menaçante d'un monde sans animalité

Descartes, dans le cadre de son raisonnement sur l'animal-machine, fait à un moment l'hypothèse d'un monde habité par un homme qui n'aurait jamais vu aucun animal, "aucuns autres animaux que les hommes". Derrida souligne à quel point la perspective d'un tel monde pourrait presque sembler d'actualité aujourd'hui vu l'industrialisation de la production animale et la systématisation de l'utilisation animale. Il parle donc du "symptôme d'un désir ou d'un phantasme : le tableau d'un monde après l'animalité, après une sorte d'holocauste, un monde dont l'animalité, d'abord présente à l'homme, aurait un jour disparu. Elle aurait été détruite ou anéantie par l'homme, soit purement et simplement, ce qui paraît à peu près impossible même si on se sent en route vers ce monde sans animaux, soit à travers un traitement dévitalisant ou désanimalisant, d'autres diraient dénaturant de l'animalité, la production de figures si nouvelles de l'animalité qu'elles paraîtraient assez monstrueuses pour appeler un changement de nom ; cette science-fiction de plus en plus crédible aurait commencé avec la domestication apprivoisante, le dressage, la neutralisation, l'acculturation, et se poursuivrait avec l'exploitation médico-industrielle, les interventions massives sur le milieu et la reproduction, les transplantations génétiques, le clonage, etc." p.114

L'animal comme simple moyen jusque dans la littérature

Une remarque littéraire intéressante au sujet des fables animales, style La Fontaine : "L'affabulation, on en connaît l'histoire, reste un apprivoisement anthropomorphique, un assujettissement moralisateur, une domestication. Toujours un discours de l'homme, mais pour l'homme, et en l'homme." p.60 

L'homme comme animal-machine ?

Dans un passage de son discours, Derrida souligne le caractère presque absurde, basé sur un simple postulat, d'un raisonnement kantien sur l'animal :
"Dans leur multiplicité, les ruches se font une guerre qui, selon Kant, n'est pas comparable aux guerres humaines. Elles déchaînent leurs frelons en vue de rester dans un état de nature belliqueux, dans un rapport de ruse, de violence, d'exploitation de la force des autres, alors que la guerre humaine (dont Kant fait en somme implicitement l'éloge, comme souvent) fait passer de l'état de nature sauvage à l'état de société."
Notez bien qu'il s'agit d'un des philosophes les plus reconnus à l'heure actuelle, Kant, faisant explicitement l'éloge de la guerre entre les hommes (cette attitude très surprenante de Kant sur ce point précis ne doit pourtant pas nous amener à discréditer son oeuvre entière, évidemment). Kant écrit donc lui-même : "il s'agit seulement, pour les abeilles, d'utiliser par la ruse ou la violence le labeur des autres. Chaque peuple cherche à accroître ses forces en se soumettant ses voisins ; et que ce soit avidité à s'agrandir ou crainte d'être englouti par l'autre si on ne le gagne de vitesse, la guerre intérieure ou extérieure, dans notre espèce, a beau être un grand mal, elle est pourtant le mobile qui fait passer de l'état sauvage de nature à l'état social." (p.135) Pour Kant, cette guerre est "un mécanisme de la Providence", Providence qui "voit d'avance et le mal et à quoi peut servir le mal". C'est donc, assez ironiquement, un mécanisme qui "fonctionne comme une machine à stabiliser et à régulariser le cours d'une société et d'une histoire." (p.136) Si la vie humaine est elle aussi régie par des mécanismes (qu'ils soient divins ou naturels), l'être humain est-il alors si différent des animaux qu'il traite, depuis Descartes, comme des machines ? Avons-nous réellement moins de raisons de penser que l'homme est une machine que de penser qu'un animal est une machine, voire le simple rouage d'une grande machine divine selon certains ?

Jacques Derrida - L'Animal que donc je suis 1/3






Voici quelques extraits du livre de Jacques Derrida L'Animal que donc je suis, qui est en réalité tiré des conférences qu'il a données sur la question animale. Mes commentaires n'engagent que moi. La lecture de Derrida m'amène à me faire certaines réflexions, mais bien qu'ayant suivit des cours de philosophie d'un bon niveau, je ne suis pas agrégée de philosophie ni spécialement douée dans cette matière ni quoi que ce soit du genre. Il est donc fort probable que la position de Derrida sur le sujet soit mille fois plus complexe que ce que je suis capable de voir. De plus, ces citations ont été sélectionnées lors d'une lecture sélective pour leur rapport avec la question animale d'un point de vue végane. Dans le texte original, beaucoup d'autres sujets sont également développés. Enfin, Derrida fait référence à des concepts majeurs de certains grands philosophes (l'animal-machine de Descartes, le visage chez Lévinas...) qui sont parfois assez complexes mais qu'il n'est pas nécessaire de connaître pour comprendre le fond du message.

Le critère de la souffrance

"A la question "Can they suffer ?", la réponse ne fait aucun doute. Elle n'a d'ailleurs jamais laissé place au doute ; c'est pourquoi l'expérience que nous en avons n'est pas même indubitable : elle précède l'indubitable, elle est plus vieille que lui. Point de doute, non plus, pour la possibilité, alors, en nous, d'un élan de compassion, même s'il est ensuite méconnu, refoulé ou dénié, tenu en respect. [...] Oui ils souffrent, comme nous qui souffrons pour eux et avec eux." p.50
A ce sujet il me semble que la question de la souffrance animale n'est ni plus ni moins une évidence que la question de la souffrance humaine. N'ayant pas accès à l'intériorité d'un animal souffrant ni à celle d'un humain souffrant, comment pourrais-je être sûre qu'ils souffrent "vraiment" ? Avons-nous plus de raison de croire que les humains souffrent que de raisons de croire que les animaux souffrent ? Je n'en ai pas l'impression. A l'oeil nu, c'est-à-dire même sans outil médical perfectionné mesurant les influx nerveux ou autre, nous ne remettons en général pas en question la souffrance humaine quand elle se traduit par des cris, des contorsions du corps, des yeux exhorbités, des tentatives pour échapper à ce qui cause la souffrance, etc. Pourquoi le ferions-nous alors pour les animaux qui présentent le même genre de réactions ? Et pour ceux chez qui nous avons des difficultés pour déchiffrer ce genre de signal, par exemple en raison d'une physionomie très particulière, il y a toutes les raisons de se dire qu'ils peuvent souffrir comme tous les autres, tant que nous n'en avons pas la preuve contraire.

Selon Derrida, nous venons de vivre "deux siècles d'une lutte inégale, d'une guerre en cours et dont l'inégalité pourrait un jour s'inverser, entre, d'une part, ceux qui violent non seulement la vie animale mais jusqu'à ce sentiment de compassion et, d'autre part, ceux qui en appellent au témoignage irrécusable de cette pitié." p.50

La question du propre de l'homme

"Une discussion n'a aucun intérêt quant à l'existence de quelque chose comme une discontinuité, une rupture et même un abîme entre ceux qui s'appellent des hommes et ce que les soi-disant hommes, ceux qui se nomment des hommes, appellent l'animal. Tout le monde est d'accord à ce sujet, la discussion est close d'avance, et il faudrait être plus bête que les bêtes pour en douter. Les bêtes mêmes savent cela." p.52
Au sujet de la spécificité humaine par rapport au reste du règne animal, voir mon article "Défaillance et ataraxie". Derrida insiste sur le fait que la rupture entre les hommes et le reste des animaux constitue une "bordure multiple et hétérogène". Nous sommes "une multiplicité hétérogène de vivants". Or le domaine du vivant se caractérise par "des rapports d'organisation et d'inorganisation entre des règnes de plus en plus difficiles à dissocier. [...] A la fois intimes et abyssaux, ces rapports ne sont jamais totalement objectivables". En effet on peut constater qu'à l'heure actuelle la science semble se rendre compte qu'il est difficile de mettre des limites claires aux notions d'animal ou de végétal.
"Il faut envisager qu'il y ait des "vivants" dont la pluralité ne se laisse pas rassembler dans la seule figure de l'animalité simplement opposée à l'humanité." 
[...]"Il faudrait prendre en compte une multiplicité de limites et de structures hétérogènes : parmi les non-humains, et séparés des non-humains, il y a une multiplicité immense d'autres vivants qui ne se laissent en aucun cas homogénéiser, sauf violence et méconnaissance intéressée, sous la catégorie de ce qu'on appelle l'animal ou l'animalité en général. Il y a tout de suite des animaux et, disons, l'animot. La confusion de tous les vivants non humains sous la catégorie commune et générale de l'animal n'est pas seulement une faute contre l'exigence de pensée, la vigilance ou la lucidité, l'autorité de l'expérience, c'est aussi un crime : non pas un crime contre l'animalité, justement, mais un premier crime contre les animaux, contre des animaux." p.73 
"Il suit de là que jamais on n'aura le droit de tenir les animaux pour les espèces d'un genre qu'on nommerait l'Animal, l'animal en général. Chaque fois que "on" dit "l'Animal", chaque fois que le philosophe, ou n'importe qui, dit au singulier et sans plus "l'Animal", en prétendant désigner ainsi tout vivant qui ne serait pas l'homme, [...] eh bien, chaque fois, le sujet de cette phrase, ce "on", ce "je", dit une bêtise. [...] Et ce "je dis une bêtise" devrait confirmer non seulement l'animalité qu'il dénie mais sa participation engagée, continuée, organisée à une véritable guerre des espèces." p.53-54
"Dans ce concept à tout faire, dans le vaste camp de l'animal, au singulier général, dans la stricte clôture de cet article défini [...] seraient enclos, comme dans une forêt vierge, un parc zoologique, un territoire de chasse ou de pêche, une terrain d'élevage ou un abattoir, un espace de domestication, tous les vivants que l'homme ne reconnaîtrait pas comme ses semblables, ses prochains ou ses frères." p.56
"Cet accord du sens philosophique et du sens commun pour parler tranquillement de l'Animal au singulier général est peut-être l'une des plus grandes bêtises, et des plus symptomatiques, de ceux qui s'appellent des hommes."
Derrida parle de "la bêtise et la bestialité comme ce dont les bêtes en tout cas sont par définition exemptes" :

"On ne saurait parler, on ne le fait jamais d'ailleurs, de la bêtise ou de la bestialité d'un animal. Ce serait là une projection anthropomorphique de ce qui reste réservé à l'homme, comme la seule assurance, finalement, et le seul risque, d'un "propre de l'homme"." p.65
"La férocité de l'homme à l'endroit de son semblable dépasse tout ce que peuvent les animaux, et à la menace qu'elle jette à la nature entière, les carnassiers eux-mêmes reculent horrifiés. Mais cette cruauté même implique l'humanité. C'est un semblable qu'elle vise, même dans un être d'une autre espèce." Citation de Lacan, Ecrits
p.178
Lévinas parle dans une de ses oeuvres de l'expérience du camp nazi, où l'on n'est que des "semi-hommes", et où pourtant c'est dans le regard affectueux et reconnaissant d'un chien qu'il s'est à nouveau vu comme un homme à part entière. Lévinas aurait alors retrouvé son "propre" humain dans le regard de ce chien. Pourtant, Derrida fait remarquer que "pour les bêtes chassées, battues ou abattues, nous sommes aussi, hélas, des hommes qu'elles identifient trop vite, malheureusement, comme des hommes." p.157 Notre propre serait donc aussi d'être ces êtres féroces et bestiaux.

Autrement dit, l'homme risque donc de découvrir que "le propre de l'homme" dont il semble en général être si fier n'est peut-être justement rien d'autre que sa capacité à être "bête" et "bestial", là où les autres animaux ne le sont pas, ne peuvent pas l'être de par leur nature même. Derrida dénonce ainsi ce "schéma invariant du discours philosophique occidental" : 

"le propre de l'homme, sa supériorité assujettissante sur l'animal, son devenir-sujet même, son historicité, sa sortie hors de la nature, sa socialité, son accès au savoir et à la technique, tout cela, et tout ce qui constitue (en un nombre non fini de prédicats) le propre de l'homme, tiendrait à ce défaut originaire, voire à ce défaut de propriété, à ce propre de l'homme comme défaut de propriété - et au "il faut" qui y trouve son essor et son ressort." p.70
J'aimerais essayer d'éclaircir un peu le passage ci-dessus. Le "défaut originaire" de l'homme dont il parle serait donc sa capacité unique à être "bestial" et "bête", c'est-à-dire à agir de façon non-appropriée aux circonstances (non-approprié = "défaut de propriété"). Dès lors, l'homme ayant des difficultés, de par sa nature même, à agir de façon appropriée, il a besoin d'impératifs moraux, de règles pour guider son comportement, de "il faut", "il faut que je fasse ceci mais pas cela etc.".

Derrida parle d'"une certaine perfection originaire de l'animal" opposée au "défaut originaire" de l'homme :
"Si la "connaissance humaine" est "plus autonome que celle de l'animal du champ de forces du désir", et si "l'ordre humain se distingue de la nature", c'est en raison, paradoxalement, d'une imperfection, d'un défaut originaire de l'homme qui n'a reçu la parole et la technique, en somme, que là où il lui manque quelque chose." p.167 (les passages entre guillemets dans le texte sont des citations de Lacan)