mardi 9 octobre 2012

L'éducation viscérale d'un boucher


C'est la première fois de ma vie que j'achète un roman taggé "rentrée littéraire". Je n'y peux rien, j'ai été formatée à coups de ce que l'institution universitaire appelle "les classiques", tellement formatée que j'ai beaucoup de mal à en sortir. J'ai ce sentiment étrange d'une interdiction inviolable : tant que je ne maîtrise pas tous les classiques, je n'ai pas le "droit" de m'aventurer hors des sentiers battus, dans la jungle du proche contemporain, où la médiocrité la plus déplorable côtoie certainement les génies incompris du siècle. Au fond, c'est une peur : la peur de me retrouver seule juge face à un texte que "ceux qui savent" n'ont pas encore évalué. Seule, sans la grande famille des critiques universitaires pour me guider, m'ouvrir les yeux sur les trésors cachés des textes. Seule, donc, face à mes incompréhensions, mes contre-sens, mon axiologie incertaine. Seule face au monstre engendré par ma lecture.

Je me suis lancée malgré tout, après avoir découvert au détour d'un sujet sur végéweb un article sur Comme une Bête, dernière publication de Joy Sorman. Le sujet, évidemment, m'interpelle : c'est l'histoire d'un boucher. Mais là où une banale affaire de boucher meurtrier m'aurait laissée indifférente, le fait que l'auteure affirme s'être largement renseignée sur les rapports entre "l'animal et l'homme" (y compris auprès de Derrida) m'a vivement intéressée. Allai-je enfin découvrir une littérature véritablement antispéciste ? On écrit beaucoup sur les animaux non-humains : philosophie, histoire, ethologie, biologie... Il n'y a finalement qu'en littérature, dans les textes de fiction, qu'ils restent largement cantonnés à des clichés indécrottables, occultés derrière un usage purement anthropomorphique. C'est donc avec enthousiasme que j'ai acheté le roman de Joy Sorman, confortée dans mon choix par la rassurante édition Blanche de Gallimard ornée du prestigieux logo de la Nouvelle Revue Française.

Les 176 pages se lisent rapidement (ce qui n'est pas forcément bon signe). Le langage est simple, sauf, bien sûr, tout le lexique de la boucherie avec ses divers couteaux et les quantités d'appellations différentes qui désignent des parties bien précises des bêtes. Ce roman se veut description, à peu près objective, du métier de boucher. Dans l'article de présentation, c'était ce qui m'avait intéressée : l'auteure ne cherche pas à faire du psychologique, à centrer son histoire sur un personnage. Cette façon d'écrire m'a fait penser au Nouveau Roman, mouvement littéraire que j'affectionne particulièrement. Mais ne pas verser dans le psychologique ne signifie pas vider son texte de toute possibilité de faire sens. En l'occurrence, je n'ai pas eu grand chose d'autre qu'un terrible sentiment de platitude. De la description niveau 1 en quelques sortes, objective, scientifique, vide. Les mots s'enchaînent, on m'annonce une suite d'objets mais à aucun moment la description ne prend vie pour venir se peindre devant mes yeux, vivace et obsédante, comme dans une description de Claude Simon. L'auteure ne prend pas la peine de s'attarder sur les choses ou les êtres pour leur donner vie, elle se contente de les annoncer platement.  Les analogies sont rares et un peu faibles (ainsi, les cadavres qui se balancent comme des pendus). Prenons un exemple chez un auteur reconnu et chez Sorman. Voici une description de vache chez Claude Simon, dans Triptyque :

"Poussant des cris rauques, d'une voix de charretier qui jure avec sa taille, il pique de son ardillon la croupe de la vache attardée qui prend un trot maladroit. Tandis qu'elle s'éloigne, on peut voir ses pis roses ballotter lourdement, comme des cloches, apparaissant alternativement de part et d'autre des jarrets cagneux couverts d'une couche d'excréments marron foncé, presque noire, et craquelée. [...] Une cloche au son creux tinte à chacun des pas de l'une des vaches, accrochée sous son cou par un large collier de cuir. L'une après l'autre, les os de leurs bassins saillant tour à tour avec raideur, elles défilent sans hâte [...]. Parfois l'une d'elles s'arrête, arrache une touffe d'herbe au flanc du talus, puis reprend son chemin. Des tiges vertes dépassent de chaque côté de sa bouche dont la mâchoire inférieure va et vient de droite à gauche."

J'ai souligné tout ce qui n'est pas indispensable à l'information mais apporte une valeur purement littéraire au texte : les caractérisants. On peut considérer, grossièrement, que plus un texte est chargé de caractérisants, plus il est littéraire. La vache de Claude Simon se présente à moi dans toute sa pure splendeur de vache, splendeur résidant précisément dans ces infimes détails parfaitement pertinents que Simon isole et passe à la loupe de son écriture. On frôle le naturalisme tellement l'image est vraie tout en restant dénuée de psychologique, de réelle subjectivité. La vache de Claude Simon, elle vit en moi quand je la lis. 

Par Tambako the Jaguar

Voici une description de vache chez Sorman :

"La vache se nomme Culotte, elle mesure 1,50 m au garrot et pèse 800 kg. Sa robe blanche est mouchetée de brun, le tour des yeux et du mufle est coloré, son museau est court, son front large et déprimé entre les deux yeux. Son pelage est un peu plus épais au cou et aux attaches."

J'ai beaucoup de mal à trouver ne serait-ce qu'un seul caractérisant dans ce passage. Il n'y a que des attributs du verbe, autrement dit des éléments indispensables à la phrase, que l'on ne peut supprimer. C'est une description scientifique, concise, précise, froide, morte. Un article sur le livre parle de néonaturalisme, moi je parlerai d'absence d'intérêt littéraire. La vache de Sorman, elle est déjà morte avant même de passer à l’abattoir. En l'occurrence, on pourrait croire que c'est signifiant, vu que c'est précisément le thème du livre (et donc la littérature ne parlant soi-disant toujours que d'elle-même, si le livre parle de boucherie l'écriture est forcément morte et froide). Mouais. J'ai un doute, puisqu'en l'occurrence la vache décrite est celle dont le boucher est sensé se prendre d'affection. L'auteure affirme qu'elle a cherché à faire sentir ce paradoxe du boucher, du carnivore qui aime les bêtes. Comment faire sentir cet amour pour l'animal vivant sans faire de description vivante ?

Je ne vais pas entamer une vaste analyse stylistique du bouquin, mais d'un point de vue littéraire, en un mot comme en cent, j'ai trouvé le texte plat, en raison du caractère scientifique et absolument pas littéraire de la majorité des descriptions. Je suis moi-même restée à peu près froide devant l'accumulation des scènes d'abattage et de découpage des bêtes. Joy Sorman l'affirme, elle n'a pas cherché à faire un livre "gore" ou "choquant", elle n'a pas voulu "dégoûter" ni "témoigner de la violence de la viande", mais simplement interroger ce paradoxe du carnivore qui se sent proche des animaux (source). Ce thème, Sorman l'effleure en effet dans son texte, à travers les fantasmes et les lectures du personnage, mais cette proximité avec l'animal réside dans la chair, pas dans la sensibilité ou l'intériorité. Concrètement, l'animal non-humain reste toujours la victime, désignée d'avance, dont la mort est justifiée à plusieurs reprises dans le texte : il faut nourrir le monde. L'animal meurt proprement, rapidement et est découpé dans les règles de l'art. La froideur scientifique des descriptions va de pair avec le discours pseudo-scientifique sur la viande. On nous martèle qu'aujourd'hui on tue "humainement" les bêtes et le texte de Sorman en témoigne : tout est propre, froid, mécanique, hygiénique. 

"Pim sursaute sous l'effet de la détonation : l'animal est anesthésié par un coup de pistolet à projectile captif tiré dans le front, au point le plus meuble du crâne, au croisement de deux lignes que trace mentalement le tireur sur la tête de l'animal. Afin que la vache tombe correctement, il l'incite à se tenir appuyée sur la bonne patte, le cou de la bête se déjette en arrière, elle tombe sur les cornes puis le poitrail et enfin le flanc droit. Le tueur presse son doigt sur l'oeil de l'animal pour vérifier que la paupière reste immobile, preuve de son étourdissement. Puis la bête insensibilisée est suspendue, la carcasse entame sa ronde."

Tout se passe bien dans le meilleur des mondes, proprement et rapidement, presque au présent gnomique (présent de vérité générale). Cette facilité de la mort en devient presque invraisemblable lorsque le boucher se met en tête de chasser de la vache pseudo-sauvage : on peut tuer à distance une bête de 800 kilos d'une seule balle de "carabine semi-automatique Browning", vraiment ? Une seule balle, et l'énorme bestiole "se raidit puis s'écroule de tout son poids sur le flanc droit, pattes molles", tout simplement. Ça n'a pas l'air si grave que ça la mort, après tout. Propre et rapide, même à coups de carabine. Un végane sentimental ne verserait pas une larme. Comparons avec la mort du lapin chez Simon dans Triptyque :

"[Au bout de son bras] pend un lapin au pelage gris perle tenu par les oreilles, tantôt parfaitement immobile, tantôt agité de soubresauts et de coups de reins impuissants. [...] [La vieille femme] est maintenant en train d'attacher le lapin par les pattes arrière, la tête en bas, à la basse branche d'un prunier. De temps à autre l'animal donne encore des coups de reins saccadés ou tord son corps sur le côté, puis il renonce et le corps inerte continue à se balancer. [...] Par instants le corps du lapin ondule encore sous l'effet de coups de reins, mais plus faibles, comme sans conviction. La femme élève la bûche qu'elle tient à bout de bras et l'abaisse d'un coup sec sur la nuque de l'animal. Sans doute le coup était-il mal ajusté car le corps du lapin est agité d'un brusque soubresaut et se tord en arc de cercle. Arrêtant de son autre main les oscillations, la vieille frappe une seconde fois. Le corps du lapin devient inerte et les périodes d'oscillation du balancement provoqué par le coup se font de plus en plus courtes. La vieille femme abat une troisième fois la bûche au même endroit, puis la jette au pied de l'arbre."
Lapin de garenne mort avec gibecière, poire à poudre,  une grive et une alouette de Baptiste Simeon Chardin

Chez Simon, on n'échappe pas à la vision de la mort comme processus, la mort dans toute sa réalité. Au contraire, elle est étalée devant nos yeux comme un véritable combat contre la vigueur de la vie. On ne nous épargne pas non plus l'intériorité de l'animal, suggérée par les mots que j'ai soulignés. Alors que dans Comme une bête de Sorman, la seule manière de passer de l'autre côté de l'animal ce n'est pas de se poser la question de son intériorité, mais de le dépecer. La seule analogie qui se réalise entre l'animal non-humain et l'humain chez Sorman, c'est qu'ils sont tous les deux constitués de chair. Il y a pourtant bien une scène où le regard animal interroge le boucher ; Derrida affirmait : "L'animal nous regarde et nous sommes nus devant lui. Et penser commence peut-être là.". "Que se passe-t-il dans cette grosse tête la vache ?" demande le boucher qu'une vache dévisage. Mais la vache reste muette : "Il ne te manque que la parole mais elle te manque totalement la vache" ; ceux qui n'ont pas la parole sont ainsi destinés à rester des victimes, et le fait que nous soyons des êtres de chair est la seule chose qui nous rapproche des animaux d'élevage ; un constat sans grandes conséquences. "Je crois que si tu parlais tu m'engueulerais", mais elle ne l'engueule pas : qui ne dit mot consent.

Sorman revendique avoir lu entre autres Elisabeth de Fontenay, Dominique Lestel, Jocelyne Porcher, Jonathan Safran Foer, noms bien connus de ceux qui s'intéressent à l'éthique animale. Et le texte est en effet parsemé de bribes de réflexions qui partent un peu dans tous les sens, se voulant peut-être le point de départ d'une réflexion par la suite plus poussée chez le lecteur. Je garde le sentiment que l'auteure a difficilement essayé de mêler philosophie et littérature, sans parvenir à réaliser correctement ni l'un ni l'autre. C'est toute la difficulté de la notion de roman engagé, or le roman de Sorman n'est que semi-engagé puisqu'il ose à peine poser les questions et ne s'aventure jamais sur le terrain glissant de la sensibilité animale, de la sentience. Peut-être l'auteure aurait-elle dû se cantonner à son premier projet, qui n'était pas de faire un roman : "Quand j'ai commencé à écrire, j'étais dans une veine très documentaire, dans la continuité de mes précédents livres, très axés sur le métier, ses techniques, son vocabulaire" (source). N'y a-t-il pas une sorte d'incompatibilité fondamentale entre la froideur, la scientificité d'un vocabulaire technique et la volonté de faire réfléchir sur un sujet aussi vivant que le rapport entre l'homme et l'animal ?

Il est certain en tout cas que l'on ne sort pas dégoûté de la lecture de Comme une bête, c'est même le contraire. L'auteure l'affirme : "Les carnivores qui l'ont lu m'ont dit en le refermant que ça leur avait donné encore plus envie de manger une côte de boeuf", et je comprends parfaitement que le livre puisse avoir cet effet. Le boucher de Sorman est l'artisan parfait : amour du métier, rapidité, hygiène, conscience des dangers d'une viande avariée, découpe parfaite, choix des meilleurs morceaux pour sa clientèle. Pim, c'est le "chevalier de la viande", puissant, noble et valeureux. On a presque envie de dire merci à ces travailleurs de la chair qui nous épargnent la vue des carcasses et ont le bon goût d'esthétiser la viande : cachez-moi ce nerf que je ne saurais voir, ficelez-moi bien ce rôti, et surtout, surtout, faites-moi bien oublier d'où il vient. 

"Le gras, c'est la vie !" - Karadoc, chevalier viandard


"Alors après quand on est végétarien et qu'on ne supporte pas de description de la chair, du sang, des parties anatomiques on peut être peut-être un peu dérangé" affirme Sorman. Sauf que Sorman n'a visiblement pas compris qu'il ne suffit pas de citer pour décrire : que l'on me dise "tendon, sang, muscle, nerf" ne me fait rien. Ce sont des mots sans le moindre relief et je peux parfaitement les lire sans me prendre en pleine tronche des images dégueulasses de cadavres sanguinolents. Le gore est dans le détail de l'image, pas dans le mot. Un bel exemple (devinez chez qui ?...) :

"Armée de nouveau de son couteau dont la pointe de la lame dépasse seule de son poing fermé, la vieille à tête de chien arrache d'un geste rapide du poignet l'un des yeux du lapin. En même temps sa main gauche tend au-dessous de l'orbite évidée un bol au bord ébréché. Les gouttes de sang, d'abord espacées, puis se précipitant, s'écrasent en larges pastilles rouge vif sur la paroi concave de faïence d'un gris jaunâtre couverte d'un réseau de fines craquelures. Glissant vers le fond les gouttes de sang s'étirent en ovales, se font plus serrées, et bientôt un filet vertical relie l'orbite vide au bol où le niveau du sang recueilli s'élève peu à peu."

Même si le mot "sang" est répété trois fois, ce n'est absolument pas lui qui fait naître le malaise, mais la description minutieuse de la texture, du flot qui coule. Le problème ce n'est pas la présence de sang : le problème c'est qu'il soit en train de sortir, de quitter un corps, de couler de plus en plus vite. Sorman ne s'attarde pas sur ce genre de considération. Du sang, dans son livre, il y en a, mais ce n'est rien de plus qu'un mot. 

Dans l'ensemble je dirais que ce livre est assez fade. La recherche documentaire sur le monde de la boucherie et de la viande est flagrante, certainement juste, mais pas franchement littéraire, à peine mise en forme. Le récit est parsemé de petites anecdotes ou de petits récits sur la viande, sans rapport direct avec l'histoire ; un recueil de curiosités viandardes en quelques sortes, s'ajoutant à la curiosité que constitue ce boucher un peu obsédé par son métier. Pour un peu je dirais presque que ce livre est divertissant. Mais il ne me semble pas parvenir à mettre en place une réelle réflexion sur la viande, il n'est même pas dérangeant. Bien plus, il contribue pratiquement à légitimer l'abattage des animaux ("il faut nourrir le monde"), en ajoutant à peine une notion de respect, d'admiration pour ces bêtes qui "se sacrifient" pour nous, des "volontaires obligés" en quelque sorte. Après l'avoir lu et être restée froide, j'ai d'abord pensé que c'était parce que j'étais végane et que ne participant pas à ce massacre je ne me sentais pas concernée ; mais les témoignages de personnes à qui ce livre a donné envie de manger de la viande sont nombreux, et compréhensibles au vu de la teneur du texte. Sans parler du sujet du récit, je n'ai pas trouvé non plus que le texte avait une valeur littéraire particulière. Il y a bien au milieu du livre une reprise de l'Education Sentimentale de Flaubert, intéressante mais sans grande subtilité et qui n'entraîne pas vraiment de système de signifiance. 

"Il voyagea, quitta la Bretagne.
Il connut la mélancolie des grossistes au petit matin, les froids réveils des frigos à viande, l'étourdissement du travail et du hachoir, l'amertume du sang au goût de mercure.
Il vint ouvrir sa boucherie à Paris.
"

Voici le célèbre original :

"Il voyagea.
Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l'étourdissement des paysages et des ruines, l'amertume des sympathies interrompues.
Il revint.
"

A part pour la beauté du geste et le plaisir de retrouver cette célébrissime ellipse, je ne trouve pas de parallèle particulier entre Frédéric Moreau, jeune homme qui a le malheur de n'être jamais à la hauteur de ses ambitions, et Pim, boucher qui atteint le sommet de son art. Une invitation à retourner lire mes classiques, peut-être...

2 commentaires:

  1. Bravo pour tout ce que vous écrivez sur ce Roman, je n'aurais pas fait mieux,tout est dit. Chapeau bas!

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