lundi 25 février 2013

Le Carnophallogocentrisme


Beaucoup d'articles ont déjà été écrits sur ce petit ouvrage d'une centaine de pages, notamment celui-ci que j'ai trouvé très pertinent et qui aide à remettre les choses en perspective. Loin d'avoir le niveau nécessaire pour la rédaction d'une telle critique, je me contenterai de recenser ce que la lecture de l'analyse de Llored m'a apporté. Notes de lecture et réflexions pour moi, peut-être suggestion d'aller puiser les idées à leur source pour vous, car le texte est bien plus riche que ce qui pourra apparaître dans ces quelques paragraphes...

Carnophallogocentrisme

Derrière ce mot tout en rondeurs se cachent les pires horreurs que commet quotidiennement notre société occidentale. Le carnophallogocentrisme, c'est le sacrifice de l'animal non-humain, effectué en vertu du primat de la parole et de la raison (logos), primat établi par une société phallocratique (dominée par le pouvoir masculin). En effet, dans notre société, l'individu "normal", "neutre", l'étalon de toute humanité, est l'homme de sexe masculin persuadé que la raison est son propre. L'homme établit en partie son pouvoir sur la distinction rationnel / pulsionnel, ce dernier étant considéré comme spécifique aux animaux (et même aux femmes, dans une certaine mesure), qu'il sacrifie sur l'autel de son pouvoir.

Si la mort de l'animal n'apparaît pas comme un problème aux yeux de la société carnophallogocentrique, c'est parce qu'on lui refuse l'accès à un ordre symbolique, à l'ordre du logos, considéré comme un privilège humain - alors même que ce privilège paraît de plus en plus discutable au vu des recherches contemporaines en éthologie. Si l'animal possédait comme nous le logos, le tuer serait un meurtre. Mais en tuant massivement les animaux sans considérer cela comme un meurtre, on nie de fait qu'ils puissent avoir un logos et on s'octroie donc le privilège du logos - sur aucune base, sinon ce sacrifice de fait. Le raisonnement, si grotesque soit-il, semble être : "Si c'était inacceptable, on ne le ferait pas. Puisqu'on le fait aussi facilement et dans de telles proportions, c'est acceptable. Si c'est acceptable, c'est que l'animal n'est pas comme nous, ne mérite pas qu'on prenne ses intérêts en compte comme on prendrait en compte ceux d'un humain raisonnable."

Par ailleurs, l'humain, pour se protéger, pour être reconnu comme important, croit devoir être le plus puissant. Le pouvoir absolu, c'est le pouvoir de vie et de mort. Puisqu'il lui faut l'exercer pour fonder son autorité, l'humain a comme créé de toutes pièces une catégorie d'êtres dont la mort ne compte pas, et semble même nécessaire. En exerçant ce pouvoir à l'encontre des animaux, l'humain institue donc sa souveraineté (il légitime son autorité). L'humain raisonnable se pose ainsi radicalement, violemment à part du reste de la création : il construit sa propre subjectivité par le sacrifice animal, sans fonder en raison cette distinction absolue entre l'animal non-humain et lui.

"Faire du corps de l'animal une chose purement matérielle est la finalité même de cette opération "mystique" institutrice de l'humain en Occident." p.33

D'où opposition entre le corps (animal) et l'âme (humaine), conception elle-même issue du carnophallogocentrisme.

Derrida dans le texte
"Dans notre culture, le sacrifice carnivore est fondamental, dominant, réglé sur la plus haute technologie industrielle, comme l'est aussi l'expérimentation biologique sur l'animal - si vitale à notre modernité. [...] Le sacrifice carnivore est essentiel à la structure de la subjectivité, c'est-à-dire au fondement du sujet intentionnel et, sinon de la loi, du moins du droit, la différence entre la loi et le droit, la justice et la loi restant ici ouverte sur un abîme. Si on veut parler d'injustice, de violence ou d'irrespect envers ce que nous appelons si confusément l'animal - la question est plus ouverte que jamais (et j'y inclus, donc, au titre de la déconstruction, un ensemble de questions sur le carnophallogocentrisme), il faut reconsidérer la totalité de l'axiomatique métaphysico-anthropocentrique qui domine en Occident la pensée du juste et de l'injuste."
Jacques Derrida, Force de la loi. Le "fondement mystique de l'autorité", Paris, Galilée, 1994, p.42-43, cité par Llored.

Malgré l'enthousiasme de Llored face à la pensée derridienne sur l'animal, il me semble important de remarquer encore une fois (voir la conclusion de mes notes sur L'animal que donc je suis) que Derrida, s'il pose de nombreuses questions éminemment pertinentes et subversives, ne s'engage pas clairement, à ma connaissance, en faveur d'une éthique animale particulière ou en faveur d'une quelconque pratique concrète (alimentaire, politique...) pour les animaux. Sa pratique personnelle n'est d'ailleurs pas très claire, entre certains témoignages affirmant qu'il était tout à fait capable de parler de sa philosophie animale tout en mangeant un bon steak tartare : "a 1990 lunch with Jacques Derrida in rue Linné, Paris, near the Galilée office, listening to him talk animatedly about carnophallogocentrism while eating with gusto a plate of steak tartare", et celui de Llored, qui affirme officieusement : "Oui Derrida était végétarien depuis sa jeunesse et est devenu végan lorsqu'il avait une quarantaine d'années...C'est sa femme elle-même, Marguerite Derrida, que j'ai rencontrée, qui me l'a assuré...Elle m'a même avoué qu'il a converti au véganisme ses deux fils, Pierre et Jean, ce dont je suis certain maintenant... Donc on peut dire, c'est ma thèse, que la déconstruction derridienne est une philosophie végane...", c'est donc une parole contre une autre. 

Ainsi, comment être sûr de voir derrière l'affirmation ci-dessus de l'expérimentation animale comme "si vitale à notre modernité", du sacrifice carnivore comme "essentiel à la structure de la subjectivité", un réel appel à "reconsidérer" les fondements de notre société ? N'est-ce pas plutôt un sentiment de découragement qui pointe face à l'ampleur de la tâche ? Je n'en sais rien, et même si Derrida est resté très distant de ceux que l'on considère actuellement comme de grands penseurs de la question animale, même s'il ne semble pas forcément raisonnable d'en faire un héros incompris de la cause animale, il reste que ses tentatives de déconstruction sont un outil formidable pour la réflexion.

[A suivre pour quelques notes sur les quatre concepts suivants...]


2 commentaires:

  1. Bonjour, je suis Patrick Llored, auteur du livre dont vous avez la gentillesse de faire la critique...Je voudrais d'abord vous remercier de parler de cet ouvrage que j'ai conçu comme une introduction à l'éthique animale de ce philosophe difficile à lire et à interpréter car n'étant pas militant, comme nous, nous pouvons l'être...Il est toujours difficile de faire d'un grand philosophe comme Derrida un militant de la cause animale, mais je suis certain qu'il l'était à sa manière, singulière et complexe...En tout cas merci et très curieux de lire la suite de vos critiques. Amicalement. patrick (lloredpatrick@neuf.fr)

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  2. Bonjour Patrick Llored, merci pour votre message ! Comme j'ai tenté de l'exprimer en introduction, cet article est un point de vue "d'amateur" et ne se targue aucunement de constituer une réelle critique de votre livre. Je suis bien plus une étudiante qui tente de comprendre qu'une philosophe qui juge. J'essaie surtout de susciter l'intérêt et de contribuer à la propagation des idées fort intéressantes qui se trouvent dans votre livre et chez Derrida en général. D'ailleurs les détails biographiques du personnage Derrida (militant "à sa manière", vous avez sûrement raison) n'importent de toute façon pas autant que la portée de ses idées, et ces dernières sont éminemment pertinentes dans notre cadre militant. J'espère ne pas dire trop de bêtises, n'hésitez pas à souligner les faiblesses de mes analyses si vous en voyez. Bien cordialement (P.S. : mon mail est désormais visible dans mon profil, je réalise qu'il n'était pas possible de me contacter en privé...)

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