mercredi 4 janvier 2012

Jacques Derrida - L'Animal que donc je suis 1/3






Voici quelques extraits du livre de Jacques Derrida L'Animal que donc je suis, qui est en réalité tiré des conférences qu'il a données sur la question animale. Mes commentaires n'engagent que moi. La lecture de Derrida m'amène à me faire certaines réflexions, mais bien qu'ayant suivit des cours de philosophie d'un bon niveau, je ne suis pas agrégée de philosophie ni spécialement douée dans cette matière ni quoi que ce soit du genre. Il est donc fort probable que la position de Derrida sur le sujet soit mille fois plus complexe que ce que je suis capable de voir. De plus, ces citations ont été sélectionnées lors d'une lecture sélective pour leur rapport avec la question animale d'un point de vue végane. Dans le texte original, beaucoup d'autres sujets sont également développés. Enfin, Derrida fait référence à des concepts majeurs de certains grands philosophes (l'animal-machine de Descartes, le visage chez Lévinas...) qui sont parfois assez complexes mais qu'il n'est pas nécessaire de connaître pour comprendre le fond du message.

Le critère de la souffrance

"A la question "Can they suffer ?", la réponse ne fait aucun doute. Elle n'a d'ailleurs jamais laissé place au doute ; c'est pourquoi l'expérience que nous en avons n'est pas même indubitable : elle précède l'indubitable, elle est plus vieille que lui. Point de doute, non plus, pour la possibilité, alors, en nous, d'un élan de compassion, même s'il est ensuite méconnu, refoulé ou dénié, tenu en respect. [...] Oui ils souffrent, comme nous qui souffrons pour eux et avec eux." p.50
A ce sujet il me semble que la question de la souffrance animale n'est ni plus ni moins une évidence que la question de la souffrance humaine. N'ayant pas accès à l'intériorité d'un animal souffrant ni à celle d'un humain souffrant, comment pourrais-je être sûre qu'ils souffrent "vraiment" ? Avons-nous plus de raison de croire que les humains souffrent que de raisons de croire que les animaux souffrent ? Je n'en ai pas l'impression. A l'oeil nu, c'est-à-dire même sans outil médical perfectionné mesurant les influx nerveux ou autre, nous ne remettons en général pas en question la souffrance humaine quand elle se traduit par des cris, des contorsions du corps, des yeux exhorbités, des tentatives pour échapper à ce qui cause la souffrance, etc. Pourquoi le ferions-nous alors pour les animaux qui présentent le même genre de réactions ? Et pour ceux chez qui nous avons des difficultés pour déchiffrer ce genre de signal, par exemple en raison d'une physionomie très particulière, il y a toutes les raisons de se dire qu'ils peuvent souffrir comme tous les autres, tant que nous n'en avons pas la preuve contraire.

Selon Derrida, nous venons de vivre "deux siècles d'une lutte inégale, d'une guerre en cours et dont l'inégalité pourrait un jour s'inverser, entre, d'une part, ceux qui violent non seulement la vie animale mais jusqu'à ce sentiment de compassion et, d'autre part, ceux qui en appellent au témoignage irrécusable de cette pitié." p.50

La question du propre de l'homme

"Une discussion n'a aucun intérêt quant à l'existence de quelque chose comme une discontinuité, une rupture et même un abîme entre ceux qui s'appellent des hommes et ce que les soi-disant hommes, ceux qui se nomment des hommes, appellent l'animal. Tout le monde est d'accord à ce sujet, la discussion est close d'avance, et il faudrait être plus bête que les bêtes pour en douter. Les bêtes mêmes savent cela." p.52
Au sujet de la spécificité humaine par rapport au reste du règne animal, voir mon article "Défaillance et ataraxie". Derrida insiste sur le fait que la rupture entre les hommes et le reste des animaux constitue une "bordure multiple et hétérogène". Nous sommes "une multiplicité hétérogène de vivants". Or le domaine du vivant se caractérise par "des rapports d'organisation et d'inorganisation entre des règnes de plus en plus difficiles à dissocier. [...] A la fois intimes et abyssaux, ces rapports ne sont jamais totalement objectivables". En effet on peut constater qu'à l'heure actuelle la science semble se rendre compte qu'il est difficile de mettre des limites claires aux notions d'animal ou de végétal.
"Il faut envisager qu'il y ait des "vivants" dont la pluralité ne se laisse pas rassembler dans la seule figure de l'animalité simplement opposée à l'humanité." 
[...]"Il faudrait prendre en compte une multiplicité de limites et de structures hétérogènes : parmi les non-humains, et séparés des non-humains, il y a une multiplicité immense d'autres vivants qui ne se laissent en aucun cas homogénéiser, sauf violence et méconnaissance intéressée, sous la catégorie de ce qu'on appelle l'animal ou l'animalité en général. Il y a tout de suite des animaux et, disons, l'animot. La confusion de tous les vivants non humains sous la catégorie commune et générale de l'animal n'est pas seulement une faute contre l'exigence de pensée, la vigilance ou la lucidité, l'autorité de l'expérience, c'est aussi un crime : non pas un crime contre l'animalité, justement, mais un premier crime contre les animaux, contre des animaux." p.73 
"Il suit de là que jamais on n'aura le droit de tenir les animaux pour les espèces d'un genre qu'on nommerait l'Animal, l'animal en général. Chaque fois que "on" dit "l'Animal", chaque fois que le philosophe, ou n'importe qui, dit au singulier et sans plus "l'Animal", en prétendant désigner ainsi tout vivant qui ne serait pas l'homme, [...] eh bien, chaque fois, le sujet de cette phrase, ce "on", ce "je", dit une bêtise. [...] Et ce "je dis une bêtise" devrait confirmer non seulement l'animalité qu'il dénie mais sa participation engagée, continuée, organisée à une véritable guerre des espèces." p.53-54
"Dans ce concept à tout faire, dans le vaste camp de l'animal, au singulier général, dans la stricte clôture de cet article défini [...] seraient enclos, comme dans une forêt vierge, un parc zoologique, un territoire de chasse ou de pêche, une terrain d'élevage ou un abattoir, un espace de domestication, tous les vivants que l'homme ne reconnaîtrait pas comme ses semblables, ses prochains ou ses frères." p.56
"Cet accord du sens philosophique et du sens commun pour parler tranquillement de l'Animal au singulier général est peut-être l'une des plus grandes bêtises, et des plus symptomatiques, de ceux qui s'appellent des hommes."
Derrida parle de "la bêtise et la bestialité comme ce dont les bêtes en tout cas sont par définition exemptes" :

"On ne saurait parler, on ne le fait jamais d'ailleurs, de la bêtise ou de la bestialité d'un animal. Ce serait là une projection anthropomorphique de ce qui reste réservé à l'homme, comme la seule assurance, finalement, et le seul risque, d'un "propre de l'homme"." p.65
"La férocité de l'homme à l'endroit de son semblable dépasse tout ce que peuvent les animaux, et à la menace qu'elle jette à la nature entière, les carnassiers eux-mêmes reculent horrifiés. Mais cette cruauté même implique l'humanité. C'est un semblable qu'elle vise, même dans un être d'une autre espèce." Citation de Lacan, Ecrits
p.178
Lévinas parle dans une de ses oeuvres de l'expérience du camp nazi, où l'on n'est que des "semi-hommes", et où pourtant c'est dans le regard affectueux et reconnaissant d'un chien qu'il s'est à nouveau vu comme un homme à part entière. Lévinas aurait alors retrouvé son "propre" humain dans le regard de ce chien. Pourtant, Derrida fait remarquer que "pour les bêtes chassées, battues ou abattues, nous sommes aussi, hélas, des hommes qu'elles identifient trop vite, malheureusement, comme des hommes." p.157 Notre propre serait donc aussi d'être ces êtres féroces et bestiaux.

Autrement dit, l'homme risque donc de découvrir que "le propre de l'homme" dont il semble en général être si fier n'est peut-être justement rien d'autre que sa capacité à être "bête" et "bestial", là où les autres animaux ne le sont pas, ne peuvent pas l'être de par leur nature même. Derrida dénonce ainsi ce "schéma invariant du discours philosophique occidental" : 

"le propre de l'homme, sa supériorité assujettissante sur l'animal, son devenir-sujet même, son historicité, sa sortie hors de la nature, sa socialité, son accès au savoir et à la technique, tout cela, et tout ce qui constitue (en un nombre non fini de prédicats) le propre de l'homme, tiendrait à ce défaut originaire, voire à ce défaut de propriété, à ce propre de l'homme comme défaut de propriété - et au "il faut" qui y trouve son essor et son ressort." p.70
J'aimerais essayer d'éclaircir un peu le passage ci-dessus. Le "défaut originaire" de l'homme dont il parle serait donc sa capacité unique à être "bestial" et "bête", c'est-à-dire à agir de façon non-appropriée aux circonstances (non-approprié = "défaut de propriété"). Dès lors, l'homme ayant des difficultés, de par sa nature même, à agir de façon appropriée, il a besoin d'impératifs moraux, de règles pour guider son comportement, de "il faut", "il faut que je fasse ceci mais pas cela etc.".

Derrida parle d'"une certaine perfection originaire de l'animal" opposée au "défaut originaire" de l'homme :
"Si la "connaissance humaine" est "plus autonome que celle de l'animal du champ de forces du désir", et si "l'ordre humain se distingue de la nature", c'est en raison, paradoxalement, d'une imperfection, d'un défaut originaire de l'homme qui n'a reçu la parole et la technique, en somme, que là où il lui manque quelque chose." p.167 (les passages entre guillemets dans le texte sont des citations de Lacan)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire