mercredi 4 janvier 2012

Jacques Derrida - L'Animal que donc je suis 2/3

L'animal comme manque ?

Derrida s'efforcer de réfuter la plupart des raisonnements au sujet de l'animal des philosophes majeurs qui l'ont précédé depuis Descartes. Il affirme d'ailleurs :
"On ne comprend un philosophe qu'à bien entendre ce qu'il entend démontrer, et en vérité échoue à démontrer, de la limite entre l'homme et l'animal." p.147  
Derrida fait intervenir la question complexe d'un manque chez l'animal, qui, selon pratiquement tous les philosophes depuis Descartes, le caractériserait comme animal en opposition à l'humain. Voici les critères selon lesquels on pourrait, selon ces philosophes, distinguer un homme d'un animal :
"1) la non-réponse, l'incapacité à répondre, à répondre à nos questions, donc à entendre nos points d'interrogation ; 2) un manque, un défaut ou un déficit général, une déficience non spécifiée, sauf à dire que c'est un manque incommensurable au manque, à tous les manques, à toutes les déficiences ou pauvretés, à toutes les privations dont nous pouvons être affectés, même en cas de débilité ou de folie. Ce dont manque l'animal, dans sa perfection même, son défaut, est incommensurable à ce dont manque l'imperfection humaine qui tire de ce manque, de ce défaut incomparable, sa supériorité." p.116
En d'autres termes, ce qui manquerait d'emblée à l'animal selon ces philosophes (bien que personne n'arrive précisément à le définir) ne pourrait en aucune circonstance manquer à un humain, même à l'humain le plus déficient, stupide, affaibli, etc. C'est sur cette hypothèse non démontrée, basée sur un postulat, d'un manque chez l'animal que l'homme fonde sa supériorité.

Selon de nombreux philosophes, il manquerait également à l'animal la capacité de vraiment répondre quand on lui pose une question (le questionnement étant pris au sens large, pas seulement par la parole, mais aussi par le comportement par exemple ; disons, de manière générale, que toute tentative d'interaction avec un animal est une forme de questionnement qu'on lui adresse - un animal réagit-il vraiment de manière spécifique au signe précis qu'on lui fait, ou n'est-ce, par exemple, que son instinct qui réagit à un type de signe prédéterminé dans ses gênes ? En gros, l'animal n'est-il qu'une machine ?). Derrida tente de montrer de toute manière, tout comportement qui marque, par exemple, l'accord ou le désaccord de l'animal face à notre tentative d'interaction, constitue de toute façon une forme de réponse, qu'elle est pratiquement toujours appropriée et qu'il n'y a pas de raison de chercher plus loin. Par exemple, qu'un animal s'enfuie à l'approche d'un humain, n'est-ce pas la réponse la plus appropriée qu'il pourrait donner, vu notre propension à lui faire du mal ?  "Si on lie le concept de l'animal, comme ils le font tous, de Descartes à Heidegger, de Kant à Lévinas et à Lacan, à la double impossibilité, à la double incapacité de la question réponse, est-ce qu'alors le "moment", l'instance, la possibilité de la Zusage (acquiescement, affirmation, accord, etc.) appartient à une "expérience" du langage dont on peut dire que, même si elle n'est pas "animale" en elle-même, l'"animal" ne saurait en être privé ?" note p.62

L'ombre menaçante d'un monde sans animalité

Descartes, dans le cadre de son raisonnement sur l'animal-machine, fait à un moment l'hypothèse d'un monde habité par un homme qui n'aurait jamais vu aucun animal, "aucuns autres animaux que les hommes". Derrida souligne à quel point la perspective d'un tel monde pourrait presque sembler d'actualité aujourd'hui vu l'industrialisation de la production animale et la systématisation de l'utilisation animale. Il parle donc du "symptôme d'un désir ou d'un phantasme : le tableau d'un monde après l'animalité, après une sorte d'holocauste, un monde dont l'animalité, d'abord présente à l'homme, aurait un jour disparu. Elle aurait été détruite ou anéantie par l'homme, soit purement et simplement, ce qui paraît à peu près impossible même si on se sent en route vers ce monde sans animaux, soit à travers un traitement dévitalisant ou désanimalisant, d'autres diraient dénaturant de l'animalité, la production de figures si nouvelles de l'animalité qu'elles paraîtraient assez monstrueuses pour appeler un changement de nom ; cette science-fiction de plus en plus crédible aurait commencé avec la domestication apprivoisante, le dressage, la neutralisation, l'acculturation, et se poursuivrait avec l'exploitation médico-industrielle, les interventions massives sur le milieu et la reproduction, les transplantations génétiques, le clonage, etc." p.114

L'animal comme simple moyen jusque dans la littérature

Une remarque littéraire intéressante au sujet des fables animales, style La Fontaine : "L'affabulation, on en connaît l'histoire, reste un apprivoisement anthropomorphique, un assujettissement moralisateur, une domestication. Toujours un discours de l'homme, mais pour l'homme, et en l'homme." p.60 

L'homme comme animal-machine ?

Dans un passage de son discours, Derrida souligne le caractère presque absurde, basé sur un simple postulat, d'un raisonnement kantien sur l'animal :
"Dans leur multiplicité, les ruches se font une guerre qui, selon Kant, n'est pas comparable aux guerres humaines. Elles déchaînent leurs frelons en vue de rester dans un état de nature belliqueux, dans un rapport de ruse, de violence, d'exploitation de la force des autres, alors que la guerre humaine (dont Kant fait en somme implicitement l'éloge, comme souvent) fait passer de l'état de nature sauvage à l'état de société."
Notez bien qu'il s'agit d'un des philosophes les plus reconnus à l'heure actuelle, Kant, faisant explicitement l'éloge de la guerre entre les hommes (cette attitude très surprenante de Kant sur ce point précis ne doit pourtant pas nous amener à discréditer son oeuvre entière, évidemment). Kant écrit donc lui-même : "il s'agit seulement, pour les abeilles, d'utiliser par la ruse ou la violence le labeur des autres. Chaque peuple cherche à accroître ses forces en se soumettant ses voisins ; et que ce soit avidité à s'agrandir ou crainte d'être englouti par l'autre si on ne le gagne de vitesse, la guerre intérieure ou extérieure, dans notre espèce, a beau être un grand mal, elle est pourtant le mobile qui fait passer de l'état sauvage de nature à l'état social." (p.135) Pour Kant, cette guerre est "un mécanisme de la Providence", Providence qui "voit d'avance et le mal et à quoi peut servir le mal". C'est donc, assez ironiquement, un mécanisme qui "fonctionne comme une machine à stabiliser et à régulariser le cours d'une société et d'une histoire." (p.136) Si la vie humaine est elle aussi régie par des mécanismes (qu'ils soient divins ou naturels), l'être humain est-il alors si différent des animaux qu'il traite, depuis Descartes, comme des machines ? Avons-nous réellement moins de raisons de penser que l'homme est une machine que de penser qu'un animal est une machine, voire le simple rouage d'une grande machine divine selon certains ?

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